Par un arrêt rendu le 6 janvier dernier, la Chambre commerciale de la
Cour de cassation est venue préciser que l’existence d’une contestation sérieuse ne pouvait jouer aucun rôle dans l'appréciation du caractère manifestement illicite du trouble justifiant l’obtention, en référé, d’une mesure de remise en état sur le fondement de l’article 873 alinéa 1
er du code de procédure civile (
Com., 6 janvier 2015, pourvoi n° H 13-21.931).
Dans cette affaire, les sociétés KLM Cityhopper BV et KLM Cityhopper UK (ci-après « les sociétés KLM ») ont vendu au groupe Evsen plusieurs avions pour un contrat de 30 millions de dollars américains.
Le contrat prévoyait le versement d'un acompte non remboursable de 3 millions de dollars américains dans les 48 heures de la signature du contrat, auquel a procédé la société Eagle Aviation Europe, bénéficiaire finale des avions. Le contrat précisait encore qu'à défaut de prise de livraison par l'acheteur dans un certain délai, le vendeur aurait le droit de résilier le contrat, sans remboursement de l'acompte.
La prise de livraison des avions par l'acheteur n'étant pas intervenue à l'échéance, les sociétés KLM ont notifié au groupe Evsen la résiliation du contrat et la société Eagle Aviation Europe, devenue Noor Airways, a sollicité le remboursement des sommes versées.
Cette démarche étant demeurée vaine, le liquidateur judiciaire de la société Noor Airways a assigné les sociétés KLM devant le président du tribunal de commerce de Saint-Nazaire, afin de les voir condamnées à lui rembourser la somme versée, notamment à titre de mesure de remise en état sur le fondement de l’article 873, alinéa 1
er, du code de procédure civile. Le liquidateur judiciaire de la société Noor Airways a prétendu que le refus des sociétés KLM de lui restituer ladite somme aurait constitué un trouble manifestement illicite.
L’ordonnance du président du tribunal de commerce de Saint-Nazaire du 15 mai 2012, qui avait fait droit à cette demande, a été infirmée par arrêt de la cour d’appel de Rennes du 9 avril 2013, lequel avait débouté le liquidateur de sa demande.
Pour statuer ainsi, la cour d’appel avait retenu que la demande du liquidateur se heurtait à plusieurs contestations sérieuses.
Elle avait considéré, notamment, que le caractère indû du paiement effectué par la société Eagle Aviation Europe se heurtait à une contestation sérieuse, dès lors qu’elle avait été désignée comme l’utilisatrice finale des avions dans le contrat.
Saisie d’un pourvoi formé par le liquidateur de la société Noor Airways, qui reprochait à la cour d’appel de s'être déterminée exclusivement au regard de l’existence de contestations sérieuses, lesquelles auraient été inopérantes s’agissant d’une demande de remise en état pour trouble manifestement illicite fondée sur l’article 873, alinéa 1
er, du code de procédure civile, la
Cour de cassation a cassé et annulé en toutes ses dispositions l’arrêt de la cour d’appel de Rennes du 9 avril 2013.
Elle a en effet jugé qu’en statuant comme elle l’avait fait, la cour d’appel avait violé les dispositions de l’article 873, alinéa 1
er, du code de procédure civile.
La
Cour de cassation a ainsi estimé que l’existence d’une contestation sérieuse doit demeurer hors du champ d’appréciation du juge des référés saisi d’une demande de remise en état pour trouble manifestement illicite.
Il nous apparaît regrettable que la
Cour de cassation se soit, en l’espèce, emparée, pour la censurer, d’une maladresse de rédaction de l’arrêt qui lui avait été déféré et n’ait pas cru devoir comprendre le recours à la notion de contestation sérieuse comme l’expression de l’absence de trouble manifestement illicite.
À cet égard, il importe de rappeler que le trouble manifestement illicite est défini comme :
« toute perturbation résultant d’un fait matériel ou juridique qui, directement ou indirectement, constitue une violation évidente de la règle de droit » (H. Solus et R. Perrot
, Droit judiciaire privé, Sirey 1991, t. 3, n° 1289)
.
Le trouble manifestement illicite consiste ainsi dans un acte ou une abstention s’inscrivant, de manière manifeste, en méconnaissance d’une norme juridique obligatoire.
Aussi bien, «
si l'on considère le trouble manifestement illicite comme la violation d'un droit subjectif, ce droit doit être exempt de toute contestation sérieuse pour être susceptible de faire l'objet d'un trouble manifestement illicite » (X. Vuitton, Jcl. Procédure civile, fasc. 471, n° 39).
En effet, l’existence d’une contestation sérieuse atteignant le trouble allégué par le demandeur enlève à celui-ci son caractère manifestement illicite.
Tant que le droit invoqué par la prétendue victime d’un trouble manifestement illicite se heurte à une contestation sérieuse, le refus de son adversaire de respecter son droit ou de satisfaire à sa demande fondée sur un tel droit ne saurait caractériser aucune violation évidente d’une norme juridique obligatoire.
En l’espèce, la cour d’appel s’était, certes, déterminée au regard de l’existence de contestations sérieuses relativement au droit à restitution invoqué par le liquidateur de la société Noor Airways.
Néanmoins, de tels motifs excluaient nécessairement que le refus des sociétés KLM de satisfaire à la demande du liquidateur ait pu caractériser un trouble manifestement illicite.
En définitive, il résulte de cet arrêt que le juge des référés, saisi d’une demande de remise en état pour trouble manifestement illicite, ne saurait faire expressément référence à l’existence de contestations sérieuses sur le fond du droit du demandeur.
Il lui appartient, pour rejeter une telle demande, de caractériser en quoi le refus du défendeur de respecter le droit invoqué par le demandeur, ou de satisfaire à sa demande fondée sur un tel droit, ne caractérise aucune violation évidente d’une norme juridique obligatoire.
Sophie Mahé et
Denis Garreau